Le Petit Chose te raconte l’histoire de Boubou, jeune supporter nîmois et interdit de stade pour un fait qu’il n’a pas commis.
Généralement, c’est un moment qu’on n’oublie pas. Faire son premier déplacement avec un groupe ultra, c’est l’assurance de plonger dans un monde à part. Il faut être un peu cinglé pour suivre son équipe de foot tous les quinze jours à l’autre bout du pays, et forcément, la première fois laisse des traces. Le jeune Boubou, du haut de ses 18 ans, s’est laissé tenter. D’habitude, il suit les Nemausus 2013, un groupe de supporters tranquille et familial. Mais cette fois-ci, il a décidé d’aller supporter le Nîmes Olympique à Strasbourg avec les ultras des Gladiators. Il a tout bien préparé, ses tunes, quelques bières, et des habits chauds parce qu’il fait froid à Strasbourg un 9 novembre. En grimpant dans le bus au petit matin, il sait déjà que cette journée sera extraordinaire. Mais il ne se doute pas à quel point.
L’arbitre siffle la fin du match à la Meinau, et Boubou est blasé. Nîmes vient de se prendre une gifle sur le terrain. 4-1, c’est un peu dur à encaisser quand on s’est tapé 10h de route, et qu’on s’apprête à faire la même chose en sens inverse. Les supporters se dirigent lentement vers la sortie, et tout le monde fait la tronche. Au moment de franchir les grilles, Boubou est accosté par la sécurité. « Veuillez-vous mettre à l’écart » qu’ils lui disent. Bon. Il est conduit vers les forces de l’ordre, qui l’accusent d’avoir allumé un fumigène pendant le match. Estomaqué, il nie en bloc et demande à visionner la vidéosurveillance pour prouver sa bonne foi. On l’informe qu’il recevra une convocation plus tard, et qu’il aura accès à la VAR à ce moment-là. Sur ce, Boubou rejoint le reste du contingent nîmois et remonte dans le bus. La bringue du retour, puis la reprise de sa vie d’étudiant lui font oublier la défaite et le petit incident à la sortie. Seul restera le souvenir magique de son premier déplacement en tant qu’ultra.
« Engrenages »
Pourtant, à peine remis de son réveillon du jour de l’an, le facteur vient le rappeler au bon souvenir de son excursion alsacienne. Une carte postale ? Non, une lettre du Préfet du Gard datée du 31 décembre qui, en guise de vœux, l’informe qu’il aimerait lui flanquer une « IAS » : une interdiction administrative de stade de 12 mois pour tous les matchs du Nîmes Olympique, assortie d’une obligation de pointage au commissariat le plus proche. Il ne pourra pas non plus se rendre aux rencontres des Equipes de France masculine et féminine. La raison invoquée ? On l’accuse d’avoir introduit des fumigènes dans le stade et d’en avoir craqués deux. Il aurait changé ses vêtements pour entourlouper la sécurité. Mais on ne la fait pas aux stadiers alsaciens de la société Héraclès, qui assurent l’avoir pisté tout le match avant de l’intercepter à la sortie. Notre malheureux s’empresse de contacter un avocat et se rend à la Préfecture du Gard le 18 février pour s’expliquer. Il continue à nier et demande à nouveau à visionner la vidéosurveillance, mais vous comprenez ce n’est pas possible parce-que blablabla blablabla.
Le temps passe, mais ne donne pas raison à Boubou. Le 19 août, il reçoit une nouvelle lettre de la Préfecture, et cette fois c’est sérieux : il est officiellement interdit de stade pendant un an. Le jeune homme, ado innocent et bien sous tous rapports, vient de se manger sa première injustice étatique en pleine poire, et il n’en revient pas. Désemparé, il appelle les Gladiators à l’aide. Ces derniers contactent l’Association Nationale des Supporters, et plus particulièrement Pierre Barthélemy, son avocat attitré et rodé à ce genre d’histoires.
Il monte un dossier béton et conteste la procédure d’interdiction de stade devant le tribunal administratif « en référé suspension », c’est-à-dire un recours en urgence car on estime que la sanction entrave ses libertés fondamentales. Un exemple ? Difficile de programmer ses week-ends ou ses vacances tant que la programmation exacte des matchs n’est pas fixée, puisqu’il faudra pointer à chaque rencontre, quoi qu’il arrive, à côté de son domicile.
L’affaire de Boubou sera donc étudiée le 18 novembre, un an après son périple au bord du Rhin. Au passage, l’IAS est supposée être une mesure d’urgence prévue pour préserver l’ordre public contre les gens dangereux en attendant leur procès. Mais ici, il s’est passé un an. On pourrait donc en conclure que Boubou n’a jamais troublé l’ordre public, et que le Parquet a classé sans suite après avoir constaté son innocence sur les vidéos. Enfin, bref.
Prévenue de la démarche dix jours avant, la Préfecture fournit un mémoire en défense au tribunal… le matin de l’audience ! « Comme d’habitude » s’agace Pierre Barthélemy. C’est fait exprès, ça laisse peu de temps pour réagir. Mais on l’a dit, l’avocat des supporters est rodé et il adresse à son tour un mémoire en réplique au tribunal dans les deux heures qui suivent. La Préfecture apporte donc de nouveaux éléments au dossier au dernier moment, mais ne donne pas les images de la vidéosurveillance parce-que patati patata. En revanche, il y a une lettre signée du patron de la société de sécurité Héraclès. Il indique avoir observé Boubou durant le match, décrit les faits avec précision et confirme évidemment la version des autorités. Sauf que… ce monsieur n’est pas stadier, mais patron d’une entreprise dont le siège n’est même pas en Alsace. Après une rapide vérification, Pierre Barthélemy découvre que l’auteur de ce témoignage accusatoire n’était pas au stade ce jour-là.
Mais bon, il fallait s’en douter, tous ces efforts ont été vains. Le juge des référés du tribunal administratif rejette le « référé suspension », estimant que l’affaire n’est pas assez urgente pour justifier qu’on vérifie la légalité de la sanction. Elle sera jugée « au fond » par le tribunal judiciaire plus tard, beaucoup plus tard, bien après la fin de l’interdiction. Boubou sera probablement innocenté, son IAS sera certainement annulée, mais en attendant il est interdit de stade pour toute la saison, et personne ne peut plus rien y faire.
Une histoire parmi tant d’autres
La mésaventure de Boubou, on peut la calquer sur des centaines de supporters. Certains sont coupables de faits plus ou moins graves, d’autres sont innocents comme Boubou, mais tous ont un point commun : ils se retrouvent privés de leur passion, amputés de leur liberté de circuler, et contraints d’aller signer un papelard tous les week-ends au commissariat sans pouvoir se défendre en temps utiles devant la justice.
Cette anomalie, dans un Etat de droit, qui plus est berceau de la séparation des pouvoirs, touche les supporters depuis 2006 sans que personne ne s’en inquiète. Pourtant, elle aurait pu être applicable à tous les citoyens avec la loi « anti-casseurs » de 2019, que le Premier ministre Edouard Philippe avait appelée de ses vœux au Journal de TF1 en citant la répression des supporters de foot en exemple. Heureusement, le Conseil constitutionnel a censuré l’interdiction administrative de manifester… peut-être conscient des graves dérives que l’on constate dans l’utilisation des interdictions administratives de stade ?
Et encore, dans son malheur, Boubou peut s’estimer heureux : son IAS tombe en pleine crise sanitaire et les matchs se jouent à huis-clos, donc il ne rate pas grand chose. Mais la seule chose qui compte, c’est que les libertés fondamentales ont une nouvelle fois été bafouées par l’Etat. On commencerait presque à s’y habituer…