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L’Arène du shopping

par | Oct 8, 2021

©Valode & Pistre

Un nouveau stade sortira bientôt de terre à Nîmes d’ici 5 ans, et ça a le don d’inquiéter le Petit Chose.

La direction du Nîmes Olympique et les édiles de la ville invitent le bas peuple à donner son avis sur le futur stade, alors je vais le faire. Déjà, la perspective d’un nouveau stade de football à Nîmes ne m’a jamais vraiment réjoui. Alors je sais, on va me dire que l’actuel s’effrite, qu’il n’est plus aux normes, qu’il ne rapporte rien, que sans nouveau stade le club va mourir… Oui, d’accord, mais ça m’emmerde. Je dois être un peu réac’ sur les bords. Je deviendrai probablement ce vieux con qui a connu les Costières, comme ceux qui avant moi ont connu Jean Bouin. Un bon gros nostalgique pour qui c’était mieux avant.

Autonomie et profits

Posons un peu le contexte. Arrivé à la tête du Nîmes Olympique en 2014, Rani Assaf en est l’actionnaire majoritaire et le président depuis 2016. Ça veut dire qu’il est le seul maître à bord, et il aime bien le rappeler lors de ses rares apparitions médiatiques. On ne sait pas grand-chose de lui, si ce n’est qu’il était n°2 de Free jusqu’à sa démission en avril dernier, qu’il a inventé la Freebox dans son garage, et qu’il a pas mal de tunes en poche et de tableaux Excel en tête. Pour la faire courte, ce mystérieux personnage débarque au club en compagnie de deux escrocs notoires qui se font rapidement pincer, et se retrouve donc seul à la barre du navire sans rien entraver au milieu du football. Il commence donc à travailler sur le développement du club, à l’épurer et le remodeler pour le tourner vers un avenir radieux. Il constate en effet que le Nîmes Olympique est un club du siècle dernier, et il entend bien y injecter une bonne dose de modernité : le club devient une entreprise de spectacles, la formation des jeunes est remplacée par le scouting et le trading de joueurs, on développe le marketing et le sponsoring… Bref, on mise sur tout ce qui rime en -ing, c’est-à-dire pas du tout « authenticité », « identité », et encore moins « populaire ».

Mais Rani Assaf comprend très vite une chose : son grand œuvre nécessite l’appropriation du stade par le club. Rappelons que depuis son inauguration en 1989, le Stade des Costières déjà en quasi ruine appartient à la mairie. Ainsi, la construction d’une nouvelle enceinte devient la pierre angulaire de son projet de développement. « Le club doit être propriétaire de son outil de travail pour générer des revenus et atteindre l’autonomie financière » martèle-t-il.

Voilà donc à peu près où nous en sommes. Après quelques bisbilles, la mairie et le club se sont entendus sur le process : pour la modique somme de 250 millions d’euros, Assaf rachète les Costières, l’éparpille façon puzzle trente ans après sa construction, bricole un stade provisoire pour continuer à jouer au ballon, et construit d’ici 2026 un quartier entier comprenant des bureaux, des logements, des restos, quelques autres trucs tendances qui rapportent du fric au quotidien, et donc un stade. Il sera plus petit, mais plus joli, plus fonctionnel, plus moderne, bref, un stade adapté au football du XXIème et à sa logique de marché.

NovLangue et artifices

Seulement voilà, j’ai du mal à me réjouir. D’abord, parce-que ce merveilleux projet est accompagné de l’infâme NovLangue de la Start-up Nation. Il n’y a qu’à parcourir le site internet dédié au futur « Stade Nemausus ». Et vas-y que je te cause « expérience spectateurs » et « éco-quartier ». Et vas-y que je transforme une tribune entière en hôtel 4 étoiles avec restaurant gastro et piscine avec vue sur le terrain. Et vas-y que je te crée des espaces de sociabilité en rooftop bénéficiant et de commerces éthiques où tu pourras consommer street-food et bistronomie, et partager ton bonheur sur les réseaux sociaux via une appli dédiée en profitant du WiFi offert par le club.

Les boutons commencent déjà à apparaître. Pourquoi pas des tribunes végétalisées et un potager en permaculture au bord du terrain ? Je considère que le stade doit échapper à tous les artifices qui font de cette gigantesque société du spectacle une bouillie indigeste, et qui permettent de se concentrer sur tout sauf sur ce pour quoi on est là : le football. Pour preuve, toujours sur le site, on peut lire : « Ce concept novateur, résolument nîmois, favorisant les échanges, les rencontres et le partage, donne la possibilité aux spectateurs de se restaurer tout en suivant la rencontre sportive avec un offre variée, adaptée aux goûts de chacun ».  Mais quel enfer ! Au stade, on se doit d’être des êtres primaires en osmose avec le match, qui meugle en brandissant un drapeau, en outrageant l’adversaire et l’arbitre, en buvant d’énormes pintes, et le tout en payant pas cher, un point c’est tout ! Car oui, être des gros cons au stade, c’est s’ouvrir une possibilité de ne pas l’être en dehors.

Malheureusement, le président du Nîmes Olympique n’est pas de cet avis. Dans un entretien accordé au 11 de Nîmes, il déclare en substance qu’il faut créer une ambiance bon enfant et sans insulte pour ne pas choquer les gosses, et que le football n’est pas là pour « régler les frustrations de la société ». Il le dit texto : « le monde a changé, et les supporters doivent s’adapter ». Alors déjà, je change si je veux d’abord ! C’est facile, pour quelqu’un qui contribue à changer le monde, d’exiger qu’on le suive. Que vous le vouliez ou non, le stade est un exutoire pour de nombreux supporters. Le Stade des Costières, il n’est pas très beau, il est décrépi, mais c’est MON stade. J’ai noué avec lui un véritable lien affectif et charnel. C’est dans ce truc que j’ai vécu les moments les plus intenses de mon existence, que j’y ai découvert le vrai monde, que j’y ai appris la vie, que je suis devenu la personne que je suis aujourd’hui. Là-dedans, j’y ai côtoyé des gens venus de tous horizons, de toutes les classes sociales, simplement unis par la couleur de l’écharpe. J’y ai rencontré la plupart de mes proches et ma petite chose. Ma mini chose, quant à elle, perpétuera la tradition en nous accompagnant aux matchs dès qu’elle tiendra sur ses deux jambes. Un stade n’est ni un supermarché ni un « formidable outil connecté ». Un stade, c’est un lieu populaire chargé d’Histoire et d’histoires. Et pourquoi pas, osons le mot, un sanctuaire dans lequel on viendrait trouver la paix de nos âmes perturbées.

Nous sommes peut-être hantés, tarés, ravagés par des troubles affectifs ou identitaires : le football est notre remède. Malgré mes quinze ans d’abonnement, j’ai toujours la boule au ventre quand je pénètre dans le couloir miteux du Pesage Est. Je sais que ce soir, je vais ressentir des émotions fortes. Je vais peut-être pleurer de joie. Enlacer un ami ou un inconnu. Ou alors je vais hurler de rage, me morfondre de désespoir. Transpirer ou me cailler les miches. Peut-être même me faire chier comme un rat mort. Mais je sais que pendant deux heures, je vais VIVRE, et le hamburger durable et connecté n’y sera pour rien. Ce sera grâce au football. Uniquement au football.

Aseptisation et répression

Mais revenons à ces nouveaux stades, car le fléau s’est déjà bien répandu depuis une dizaine d’années. Au-delà de ma vision radicalement opposée à l’industrie du spectacle footballistique moderne, cette Disneylandisation éveille mes soupçons. Car sous le vernis cool et branché se cache souvent l’aseptisation, et pire, la répression.

Les supporters nîmois qui suivent l’équipe à l’extérieur savent à quoi peuvent ressembler ces nouveaux temples du foot moderne. Il faut y rester assis, sauf éventuellement dans les zones bien délimitées prévues pour être debout, avec une petite tolérance sur les buts et les allers-retours aux points de consommation. Il ne faut pas fumer. Il faut chanter les chants homologués, ne pas dire de gros mots, ne pas respirer trop fort. Le but ultime de la démarche : faire muter les supporters indisciplinés en consommateurs dociles, et tuer dans l’œuf les éventuelles contestations contre la politique des dirigeants. Ainsi, le club a la maîtrise totale du produit qu’il vend, sur et autour du terrain.

Et d’ailleurs, bien souvent, il le vend cher. « Vivre une expérience unique dans une atmosphère inoubliable et un confort optimal », ça se paye ! Cette amélioration du cadre et des prestations fait monter le prix des places, et attire forcément un public plus « intéressant ». Et donc, par ricochet, éloigne les classes populaires des tribunes à la fois turbulentes et radines. Bien sûr, pour s’assurer que le plan se déroule à merveille, ces nouveaux temples du « football business » sont équipés d’une myriade de caméras de vidéosurveillance reliées à un PC sécurité hyper high-tech afin de repérer et d’écarter le moindre récalcitrant qui viendrait troubler le spectacle ultra-calibré.

Je me souviens encore de ce match de Coupe de France à Lille en 2013. C’était ma première expérience de supporter adverse dans l’un de ces nouveaux stades. Après avoir été isolés dans un parking bunkerisé et tout de béton vêtu, nous avions subi une fouille interminable. Un par un, chacun des supporters nîmois avait subi trois palpations, passage dans un SAS avec chien renifleur, l’inspection des chaussures, et analyse des drapeaux. L’un d’eux, louant les valeurs de l’antiracisme, avait d’ailleurs eu du mal à passer la fouille parce qu’il n’avait pas de rapport direct avec le Nîmes Olympique. Je me rappelle aussi du contraste saisissant entre les galeries souterraines bétonnisées dignes d’une prison et de l’arrivée dans les tribunes flambant neuves, bénéficiant d’un éclairage léché et d’une acoustique travaillée. Le trompe-l’œil parfait ! Et puis toutes ces caméras qui nous fixaient du regard… Je me souviens enfin du pauvre gugusse, non loin du parcage, qui est resté un peu trop longtemps debout après un but de Lille, et d’un autre qui a eu le malheur d’allumer une clope. Les deux malheureux se sont fait gicler des tribunes manu militari. C’est ça, la magie du football dans ces nouveaux stades paradisiaques.

Enfin, un dernier petit problème : ce n’est pas si facile de trouver un public qui corresponde à l’utopie des nouveaux stades. La France n’est pas un pays de foot comme l’Angleterre ou l’Allemagne. Là-bas, ils bénéficient de réservoirs quasi infinis de fans, leur permettant de modeler voire de remplacer le public tout en gardant des stades pleins malgré des tarifs élevés. Chez nous, ce n’est pas une option. En France, on ne peut pas compter sur la fidélité des spectateurs-consommateurs. Le stade peut être aussi confortable que le Ritz, les tribunes restent désespérément vides si les résultats ne suivent pas. Et c’est bien normal : le consommateur veut en avoir pour son argent ! A Bordeaux et à Nice par exemple, l’édification de nouvelles enceintes n’a pas été accompagnée de succès sur le terrain. Ces clubs ont perdu une partie de leur public et l’âme que leur octroyaient leurs anciens stades atypiques. La seule solution pour que le calibrage du spectacle soit optimal et qu’un taux de remplissage acceptable soit assuré, ce sont des victoires quasi-garanties. Aujourd’hui en France, ça n’existe qu’à Paris grâce aux moyens illimités d’investisseurs qataris. « L’avantage » du projet nîmois, c’est que le nouveau sera encore plus petit que l’ancien, donc ça réduira le risque de jouer dans un stade aux trois quarts vide. Bon, c’est aussi un moyen de raréfier l’offre de places pour en augmenter le prix…

Nîmes Olympique 2.0

Et après, on s’étonne que le projet nîmois m’inquiète ? Tout ça reste évidemment mon avis, ma façon de voir et de vivre le football, ma vérité. Et même, je veux bien concevoir qu’on le ressente autrement. Certains viennent « consommer » un match comme une séance de ciné, d’autres en grignotant des petits fours tout en discutant business avec des partenaires privilégiés. Du coup, ils passeront forcément un meilleur moment dans un Disneyland du foot que dans un stade en friche. Pourquoi pas, après tout… Ne dit-on pas que le stade est un miroir grossissant de la société dans toute sa diversité ? La seule chose que je demande, c’est qu’il y en ait pour toutes les sensibilités, et notamment pour les miennes.

Au printemps dernier, Rani Assaf s’est voulu rassurant et particulièrement ouvert aux demandes des associations de supporters : installation d’une tribune debout, possibilité de se mouvoir dans le stade, une certaines libertés sur les animations et l’ambiance, des prix abordables… Depuis, sa politique a pris le chemin inverse avec l’augmentation du prix des places et la mise au ban des groupes de supporters. Alors quelle version de Rani Assaf aurons-nous dans cinq ans ? Quel sera le visage du Nîmes Olympique 2.0 ? Les supporters seront-ils placés au centre du projet, où seront-ils réduits à leur simple fonction de consommateurs ? Quoiqu’il en soit, je ne me fais pas d’illusion, mon bon vieux Stade des Costières est une anomalie dans le football moderne. Et on aura beau me rassurer, en le détruisant, c’est une certaine idée du football qu’on réduira en miette.