Après trois jours dans le calme et la verdure de Viñales, nous prenons la direction du centre de l’île et de notre troisième étape : Trinidad.
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Notre destination se trouvant à 6h de route depuis Viñales, nous choisissons de passer une nuit à Playa Larga, petite station balnéaire nichée au fond de la célèbre Baie des Cochons. Pourquoi célèbre ? Parce-qu’elle fut en 1961 le théâtre d’une bataille entre le régime cubain et des mercenaires anticastristes envoyés par les Américains. Le 17 avril, un millier de contre-révolutionnaires accoste, mais Fidel Castro a eu vent de l’invasion et l’anéantit en deux jours. Des soldats cubains perdent toutefois la vie dans les combats, en témoignent les 85 stèles qui bordent la route vers Playa Larga. Ici, le poids de l’histoire révolutionnaire se fait sentir. Comme en témoigne ce panneau géant à l’entrée du village : « Pimera derruta del imperialismo yanqui en el America Latina ».
De nos jours, Playa Larga est tout ce qu’il y a de plus tranquille. Les rues sont quasi-désertes, les touristes peu nombreux, et la plage n’est aujourd’hui perturbée que par le bruissement des vagues de la mer des Caraïbes. Le coin est prisé par les plongeurs, mais pour nous l’escale ne sera pas inoubliable, hormis la succulente langouste du soir et les insupportables puces des sables qui dévorent les jambes de ma Petite Chose. Elle en souffrira jusqu’à la fin du voyage.
Le lendemain matin, nous reprenons la route à bord d’une magnifique Chevrolet. Le taxi collectif arpente un tracé coincé entre la jungle d’un côté et l’eau turquoise de la Baie des Cochons de l’autre. Après deux heures de trajet dans la pampa la plus sauvage, nous apercevons Trinidad au loin. Cette petite ville a la réputation d’être l’une des plus authentiques et pittoresques de Cuba. On va vite s’en apercevoir. Nous parcourons quelques centaines de mètres dans la bourgade quand le taxi nous informe qu’il doit nous lâcher « aquí ». Le centre-ville, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, est interdit aux voitures (sauf riverain). Et c’est plutôt une bonne chose, pour la préservation d’abord, et pour les pneus des véhicules ensuite, tant le pavé est cabossé. Nous voici donc abandonnés dans une ruelle sans savoir où aller. Heureusement, quand on est perdu sur cette île, on peut toujours compter sur ses habitants pour nous sauver la mise. L’un d’entre eux, voyant notre désarroi, s’empare de nos valises et nous conduit directement à notre casa. Cela nous laisse le loisir de prendre la température de cette magnifique ville. Fondée dès 1514 par les conquistadores espagnol, Trinidad connaît son apogée aux XVIIe et XVIIIe siècle grâce au commerce de contrebande dû à la piraterie et à la production sucrière favorisée par l’esclavage. A cette époque sont bâties de majestueuses demeures coloniales encore sur pied aujourd’hui et devenues pour la plupart des Casas Particulares entretenues par les héritiers. C’est dans l’une d’entre elles que nous résiderons pour trois nuits.
Nous poussons l’imposante porte de l’Hostal Lili, et pénétrons dans l’immense salon. Nous sommes frappés par l’opulence de la maison. Les meubles, l’argenterie, les tapisseries et les incalculables objets à l’effigie du Christ témoignent de la richesse et de la piété des ancêtres de Liliana, notre hôte. Nous découvrons une à une les autres pièces tout aussi ornées, le patio, le dédale de terrasses sur le toit, et enfin notre spacieuse chambre.
Il est temps de découvrir les trésors de Trinidad, qui n’a pas l’air d’avoir beaucoup changé depuis son âge d’or. Les routes pavées, les bâtiments coloniaux, la poussière et les charrettes tirées par les chevaux donnent l’étrange impression d’avoir remonté le temps. Ici, il n’y a pas besoin de plan, à part peut-être pour retrouver sa casa. Le secret à Trinidad, c’est de se perdre dans ses ruelles bordées de façades aux mille couleurs. Comme partout à Cuba, c’est à la tombée du jour que la cité révèle sa splendeur. Les places, les murs, les toits, les palmiers, et les quelques voitures américaines stationnées reflètent ensemble la lumière dorée du soleil couchant. La musique commence à sortir des cafés et à rompre la sérénité des ruelles. Le temps est suspendu.
En rentrant à la casa, nous croisons la route d’un vieil homme chétif, en train d’écrire assis sur une brouette en bois aux abords de la Plaza Mayor. Il nous alpague timidement et nous demande d’où on vient. On lui répond « France », il demande « où en France ? ». On lui répond « à côté de Marseille », il demande « quelle ville à côté de Marseille ? ». On lui répond « Nîmes », il réfléchit et dit en espagnol « Nîmes, c’est les arènes, la maison carrée, les romains, les toros ». Nous sommes subjugués. Comment ce petit homme qui n’a jamais quitté Trinidad peut tout connaître de notre ville ? Il fouille dans sa brouette, déniche un cahier usé et dévoile son secret. Autodidacte, Luis Martínez Ruiz étudie l’histoire et la géographie de l’Europe depuis toujours, la France d’abord et les autres pays ensuite. Plus déroutant, il a écrit un poème pour chaque chef-lieu des départements français classés dans leur ordre de numérotation. Nîmes en fait donc partie, en trentième position. Il y évoque en rime la « Via Domicia », le « taurino arte », et la « arquitectura romana ». Celui qui se fait appeler « le Poète à la brouette » nous explique qu’il n’est jamais sorti de Cuba, et que les livres et les études sont sa façon à lui de voyager. Il nous propose de composer un poème personnalisé à partir de nos prénoms, l’écrit en une minute, et nous le lit à haute voix. Nous nous séparons avec une chaleureuse poignée d’adieu.
La jungle de l’Escambray
La journée suivante est consacrée à la visite de l’Escambray, région montagneuse dans l’arrière-pays de Trinidad. Le coin est connu pour sa jungle, son humidité, ses cascades et ses piscines naturelles, mais surtout pour avoir été le refuge des guerilleros du Che avant l’attaque de Santa Clara. D’après Lazare, notre guide, les révolutionnaires bénéficiaient ici d’eau douce, de fraîcheur, de fruits et de plantes médicinales. De quoi tenir un long siège et s’entraîner à l’abri de l’armée régulière.
La région n’est pas propice qu’à la révolution, elle l’est aussi pour la culture du café. L’excursion commence avec la visite d’une plantation. Lazare nous montre toutes les étapes : séchage, écossage, torréfaction. Il explique que 90% de la production sont destinés à l’exportation, le reste étant consacré aux touristes et à la consommation personnelle. Comme pour les cigares à Viñales. La visite s’achève avec une dégustation 100% arabica. L’excursion se poursuit avec une balade dans la jungle et une baignade dans les piscines naturelles de l’Escambray.
Le repas du midi, dans un restaurant niché dans la pampa, est l’occasion de discuter politique avec Lazare qui parle un français impeccable. Comme Floyd à Viñales, il considère que chaque système, qu’il soit socialiste ou capitaliste, a ses défauts. Mais il assure que les anciens ayant connu la dictature de Batista préfèrent le Castrisme. Le Socialisme cubain a alphabétisé le pays, rendu la santé et l’école gratuites. Il évoque aussi le libreta, le livret de rationnement qui permet à chaque foyer de recevoir des vivres gratuitement de la part de l’Etat. Et le fait aussi que chaque Cubain a droit à un logement. En effet, il n’y a aucun sans-abri à Cuba. Pour lui, « s’il y a des pauvres, c’est que le pays n’est pas assez riche et n’a pas assez à partager ». Il se réjouit également de vivre dans un pays précurseur de l’écologie. Il raconte qu’à l’arrivée des colons à la fin du XVème siècle, la forêt recouvrait l’île à 95%, contre 15% au départ des Américains en 1959. Aujourd’hui, elle est remontée à 35%. Mais comme chez tous les Cubains, la haine de Lazare envers l’impérialisme américain est tenace. Selon lui, « Cuba est aidée et aide en retour, comme la fois où on a envoyé des médecins en Afrique pour Ebola. Les Etats-Unis, eux, veulent seulement dominer le monde ».
Il regrette malgré tout que les jeunes, qui ont aujourd’hui accès à la télévision et à internet, exigent désormais un confort matériel incompatible avec l’économie sur l’île. C’est pourquoi l’État est contraint d’insérer un peu de libéralisme, « mais lentement et progressivement pour ne pas perdre le contrôle comme chez vous en Occident ». Il dit avoir suivi le mouvement des Gilets Jaunes, affirmant que le Français est râleur et révolutionnaire, même s’il vit bien mieux qu’un Cubain.
Sur ces bonnes paroles, nous quittons notre sympathique guide, et nous mettons en quête d’une pharmacie pour apaiser les jambes de ma pauvre Petite Chose qui souffre le martyr. Nous en dénichons une au coin d’une rue. Son stock de médicaments atteint péniblement celui que nous avons à la maison en France. La pharmacienne déniche une crème apaisante à l’eucalyptus dans un carton. Il faudra s’en contenter. Nous consacrons la fin de journée à la détente, la musique et les mojitos.
Pèlerinage à Santa Clara
Nouvelle journée et nouvelle excursion. Celle-là, elle me tenait à cœur. La ville de Santa Clara est un passage obligé pour quiconque s’intéresse à Che Guevara, car c’est là-bas que bascula la Révolution cubaine. Nous prenons la route dans un taxi rustique, avec un guide qui ne parle pas un mot de français. La route de Santa Clara traverse la Valle de los Ingenios, haut lieu de l’économie sucrière et du commerce d’esclaves jusqu’au milieu du XIXème siècle.
Après 1h30 de trajet, nous pénétrons dans Santa Clara. Un portrait du Che dessiné avec des cailloux sur un talus marque l’entrée de la ville. Pas de doute, nous sommes sur le territoire du Commandante. Le taxi prend la direction de son mausolée. Nous arrivons rapidement sur la Plaza de la Revolución, une gigantesque esplanade au milieu de rien où trône l’imposant mémorial. Il est composé de blocs de pierre sur lesquels on trouve des citations, le texte de la lettre du Che envoyée à Fidel Castro pour annoncer son départ en Bolivie, et une fresque gravée représentant des moments clefs de sa vie. Et au milieu, sur un piédestal portant les mots « Hasta la victoria siempre » trône une statue du guerillero heroico de sept mètres de haut. A l’arrière du monument, on trouve l’entrée du mausolée et du musée. Les photos y sont interdites. La pièce du mausolée, étriquée, sombre, humide et arborée, rappelle l’atmosphère de la jungle. 39 visages gravés dans la pierre, ceux du Che et de ses guerilleros tombés en Bolivie comme lui, ornent l’une des parois. Enfin, une flamme éternelle brûle en l’honneur des révolutionnaires. Le moment est solennel. L’autre pièce, plus grande, est un musée renfermant des photos et des reliques ayant appartenu au héros national : armes bien sûr, mais aussi son matériel de dentiste, son jeu d’échecs, son appareil photo Zenit 3M, son dictionnaire Larousse, et une grande quantité de documents inédits.
Après cette visite émouvante, direction le centre-ville pour se promener. Malheureusement, ma Petite Chose souffrant de ses piqûres, nous limitons la marche et nous installons dans un bistrot pour boire un mojito au Parque Vidal, immense square et cœur battant de la ville entouré de bâtiments coloniaux. Sur un côté, on aperçoit un grand immeuble vert, inesthétique mais chargé d’histoire puisque l’Hotel Santa Clara Libre a été l’un des théâtre de la bataille du 29 décembre 1958. Les impacts de balles, toujours visibles, l’attestent. Fidel Castro y descendra plusieurs fois par la suite, ainsi que des personnalités internationales pro-castristes comme Jean-Paul Sartre. Après une heure à contempler le bouillonnement du square, nous retournons au taxi pour se diriger vers l’ultime étape de l’excursion : le train blindé.
Le 28 décembre 1958, le Che et 300 soldats débarquent dans Santa Clara, dernier bastion du régime avant La Havane. Pilonné par l’aviation, El Commandante apprend que Batista fait venir un train chargé de munitions. Le 29, les guerilleros font dérailler le train à l’aide d’un bulldozer et s’emparent des armes. Ils sont désormais aussi bien équipés que l’armée régulière, l’euphorie de l’attaque en plus. Le 31, Santa Clara tombe dans les mains des rebelles et 12h plus tard, Batista quitte Cuba pour Saint-Domingue. Le 1er janvier 1959, la Révolution cubaine triomphe. Aujourd’hui, cinq wagons du train blindé sont toujours en place depuis 60 ans, et ont été transformés en musée. On y trouve encore une fois des photos, des documents et des armes. A l’entrée du site, le bulldozer ayant servi à faire dérailler le train est disposé sur un piédestal.
Le tour de la ville se termine. Le trajet retour est l’occasion de méditer sur l’action du Che, et de réaliser que nous avons visité un lieu où s’est écrite une grande page de l’histoire du monde contemporain. Une fois de retour, nous profitons de notre dernière soirée à Trinidad pour déambuler dans les ruelles, flâner sur les petites places, siroter des mojitos, manger de la langouste, écouter de la musique, et nous imprégner une dernière fois de cet atmosphère apaisante et hors du temps en attendant la suite.