Le Petit Chose aime les bouquins, alors pourquoi ne pas partager quelques expériences de lecture ? Pour cette première, il a choisi un livre tout juste refermé : La Mémoire des Vaincus, Michel Ragon (1989), un roman qui retrace près d’un siècle d’histoire de l’Anarchisme.
Il y a des cadeaux a priori anodins qui révèlent une valeur inestimable. Je ne peux pas commencer ce premier compte-rendu de lecture sans remercier mon copain Jérem’, compagnon de stade, professeur d’Histoire et fondateur de l’antenne nîmoise de l’Union Communiste Libertaire, qui m’a offert ce livre passionnant et important pour mon trentième anniversaire.
La Mémoire des Vaincus est bien plus qu’un roman. C’est une fresque. A travers la figure fictive de Fred Barthélémy, Michel Ragon retrace l’histoire bien trop méconnue de l’Anarchisme. Pour ma part, je ne connaissais de la pensée libertaire que les grandes lignes des théories fondatrices de Proudhon, Bakounine et Kropotkine, que j’avais complétées avec le magnifique documentaire Ni Dieu Ni Maître de Tancrède Ramonet. Dans ce roman extrêmement documenté, le personnage invite le lecteur à s’immerger dans les moments marquants du XXème siècle, de la Bande à Bonnot à Mai 68 en passant par les révolutions russe de 1917 et espagnole en 1936. L’occasion de rencontrer dans leur intimité une ribambelle de personnages illustres ou oubliés, tels que Trotski, Lénine, Kropotkine, Nestor Makhno, Céline, Jacques Doriot, Charles Péguy, Georges Sorel, Paul Delesalle, Victor Serge, Pierre Monatte et bien d’autres noms qui ont fait le siècle. Entre récit romanesque et livre d’histoire, l’ouvrage de Ragon est à mettre entre les mains de quiconque s’intéresse à l’histoire sociale et populaire du XXème siècle.
Le récit débute en 1911. Âgé de douze ans, Fred Barthélémy mène une vie de bohème dans les rues de Paris. Il croise Flora, une petite fille qui accepte de s’enfuir pour « faire la vie » avec le garçon. Ils sont accueillis par Rirette et Victor dans leur maison de Belleville, repaire de la Bande à Bonnot et siège du journal L’Anarchie. Les adeptes de la « propagande par le fait » conduisent les deux tourtereaux dans la librairie militante d’un certain Paul Delesalle. Fred y lit Les Misérables et jure de lire tous les livres du magasin. Devenu son mentor, le libraire lui apprend les rudiments de l’Anarchisme, lui trouve un emploi d’ajusteur-mécanicien, et le présente à des exilés russes qui évoquent les élans de révolution venus de l’Est. Fasciné, Fred commence à apprendre leur langue. Dans le même temps, de son amour avec Flora naît le petit Germinal, mais la jeune femme, désintéressée des livres et de la chose politique, accuse son compagnon de la délaisser.
« A droite, vous avez les romans et la poésie. A gauche, le social, la politique. D’un côté le rêve, de l’autre l’action. Quand vous posséderez les deux, vous pourrez conquérir le monde »
La Première Guerre Mondiale fait rage, et Fred part pour le front en 1917. Mais très vite, grâce à sa maîtrise du russe, il est envoyé en observation au cœur de la Révolution d’Octobre. Conseiller de Kamenev, il devient un ideiny, l’un de ses anarchistes qui contribuent à la montée du Bolchevisme. Il se fait le relais de la révolution auprès des militants français par l’intermédiaire du Komintern. Au plus près du Kremlin, il rencontre Lénine et Trotski, assiste aux guerres intestines au sein du Parti et à la montée discrète de Staline. Le grand idéal marxiste se transforme peu à peu en une bureaucratie hermétique qui finit par écraser les petites mains de la Révolution. En parallèle, Fred fréquente les gardes noirs et rencontre des dissidents comme Gorki et Kropotkine. En couple avec Galina, une militante rouge, il devient le père d’Alexis, que le Parti lui enlève par l’intermédiaire de la féministe charismatique Alexandra Kollontaï pour en faire un enfant de la Révolution. Il assiste impuissant à l’évincement des soviets, aux arrestations et disparitions de ses camarades libertaires, à la répression de Cronstadt et à l’anéantissement de la Makhnovchtchina, menée en Ukraine par Nestor Makhno. De plus en plus oppressé par le régime pour ses positions anarchistes, il trouve une porte de sortie et parvient à rentrer en France.
« Le mal, à nos yeux, ne réside pas dans telle sorte de gouvernement plutôt que dans telle autre, mais dans l’idée gouvernementale elle même. Il est dans le principe d’autorité. Le peuple commence à apprendre à se passer de Dieu, il saura bien aussi se passer de gouvernement ». Piotr Kropotkine.
De retour au pays, il retrouve une France obnubilée par l’idéal soviétique. Il décide d’oublier les livres et la politique, se marie avec Claudine et devient père de Louis et Mariette, et retrouve un poste d’ajusteur dans les usines Renault. Mais après une dizaine d’années paisibles, Fred est rattrapé par son passé. Il retrouve Flora et Germinal, et rencontre chez Renault l’exilé Nestor Makhno. Son militantisme le rattrape, il tente alors par tous les moyens de calmer les ardeurs des Russolâtres en expliquant ce qu’il a vu de l’intérieur. Il publie dans le journal Le Libertaire et rencontre les pontes du socialisme français qui forgeront bientôt le Front Populaire. Malgré la petite notoriété qu’il parvient à se forger, il n’est pas en mesure de freiner les obsessions du pouvoir.
« En aucun cas, la révolution ne peut être la vérification d’une idéologie quelconque. Fût-elle anarchiste. La révolution ne peut être que la destruction de toutes les idéologies » Makhno
Son militantisme l’emmène ensuite en Espagne, où la révolution sociale de 1936 est menée par les anarchistes de la CNT, de la FAI et du POUM. Mais encore une fois, l’insurrection est infestée puis écrasée par les bolcheviques. Peu après son retour en France et sans trop savoir pourquoi, il est incarcéré dans le camp de Gurs, dans les Pyrénées, et échappe ainsi à la Seconde Guerre Mondiale. A sa sortie en 1945, ayant perdu ses illusions, il devient bouquiniste sur les quais de Seine et suit l’activité militante de loin. Vieillard, il sera brandi comme une mascotte par les étudiants de la Sorbonne en Mai 68 où il rencontrera brièvement Daniel Cohn-Bendit. Ayant perdu tous ces compagnons d’armes au combat, Fred Barthélémy meurt dans l’anonymat en 1985, uniquement entouré de sa famille éparpillée.
« Le peuple s’en fout de la liberté. Ce qu’il veut, c’est l’égalité. C’est la norme. C’est le standard. Tous pauvres, tous moches, tous ringards », Fred Barthélémy
Malgré l’écriture bien ficelée et le récit haut en couleur d’une vie qui en vaut mille, la lecture de ce bouquin n’est pas forcément simple. Hormis le récit purement romanesque, voire romantique de l’enfance de Fred, l’ouvrage pullule de faits historiques, de personnages et d’éclairages sur les arcanes des systèmes qu’il côtoie. Mais en s’accrochant, il devient à la fois passionnant et instructif. Malgré le récit de près d’un siècle d’histoire sociale, il y a tout de même des constantes dans ce livre.
L’incorruptibilité de Fred d’abord, qui ne reniera jamais ses convictions anarchistes malgré les tentations de certains camarades et des femmes de sa vie. En effet, malgré son amour pour Flora, puis Galina en Russie et Claudine à Paris, l’engagement politique prendra le dessus tout au long de sa vie. Ensuite, il s’agit d’un véritable « livre noir du Communisme », une critique par la gauche pointant les contradictions des bolcheviques et de ses héritiers qui, sous couvert de révolution populaire, finit par happer la révolte, installer la bureaucratie, mystifier les leaders, et finalement instaurer la tyrannie sur le peuple qu’il était censé réhabiliter. Et enfin, le livre dénonce le « venin du pouvoir », partout, tout le temps. Les différentes expériences politiques et activistes de Fred montrent que les affaires d’ego prennent le pas sur tout.
La Mémoire des Vaincus, comme son titre l’indique, renferme quelque chose de pessimiste. Comme si le rêve libertaire, qui initia tant de révoltes et suscita dans d’espoirs, était voué à végéter dans « les poubelles de l’histoire » chères à Trotsky. Comme si les sirènes du pouvoir annihilaient d’emblée tout surgissement du peuple sur la scène de l’histoire. Mais il y a tout de même des enseignements à tirer de la vie militante de Fred Barthélémy, des horizons à ouvrir pour les luttes sociales actuelles et à venir. Et en ça, la lecture de ce texte majeur et trop méconnu est indispensable.